Mickaël Correia : « Le football n’est pas qu’un sport, mais un objet social et culturel »

Mickaël Correia : « Le football n’est pas qu’un sport, mais un objet social et culturel »

16 novembre 2018 1 Par Nicolas Basse

C’est sûrement l’un des livres concernant le football les plus importants et surprenants de cette année 2018. Avec son Histoire populaire du football, Mickaël Correia dresse un portrait social et humain de ce sport et de son évolution, loin du foot-business qui s’est imposé à nous. Entretien avec l’auteur et décryptage du football actuel.

Comment un journaliste se dit, un jour, ‘tiens, je vais écrire un livre sur l’histoire du foot’ ?

Je suis fils d’immigrés Portugais, ma famille est supporter du Benfica, donc j’ai toujours baigné dans tout ça. Après j’ai eu un peu de dégoût, avec tout le coté foot-business et j’ai vraiment redécouvert le football avec CQFD, le journal où j’écris maintenant depuis plusieurs années.

Je suis parti en 2014 à Istanbul pour faire un reportage sur les Ultras du Besiktas. Ils ont participé à ce qu’on a appelé le « mouvement de la place Taksim », le grand mouvement contestataire contre le régime autoritaire d’Erdogan. J’étais assez fasciné par le fait que des supporters de foot, plutôt ancrés à gauche, dans un quartier populaire, pouvaient s’engager politiquement dans une lutte anti-autorité.

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À partir de là, je me suis dit ‘il y a peut-être quelque chose à creuser sur la question du football qui a une dimension sociale, politique, etc’ et il y a une autre histoire du football à retracer. Et derrière, en tant que journaliste indépendant, il y a une dimension plus politique. Aujourd’hui, le football est la culture populaire par excellence. C’est ce qui traverse les quartiers populaires et toute la jeunesse. Ce n’est pas que un sport, mais un objet social et culturel.

Et enfin, c’était une volonté d’aller contre le discours d’élite, des grandes compétitions, du coté uniquement sportif. Il y a aussi une histoire vue par le peuple, de résistance, d’émancipation et de plaisir.

Niveau méthode, comment t’y es-tu pris ?

En gros, il y a 2 ans et demi de travail sur le bouquin. J’ai eu entre 6 mois et 1 an pour le problématiser et le structurer un peu, en discutant avec plusieurs personnes et en lisant des bouquins de référence.

Une fois que j’ai eu un chemin de fer, une sorte de plan du livre, il y a eu un an et demi de travail et d’écriture. J’écris comme un journaliste. Mon but premier c’est de mettre en avant la parole des acteurs. Rendre le bouquin vivant avec les archives, la presse de l’époque. Quand on fait une histoire populaire, il faut mettre en avant la parole du peuple.

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Sur les sources, j’ai l’avantage de ne pas être universitaire et j’ai pu me libérer de tout le carcan. J’ai pu autant me plonger dans des livres d’universitaires que dans des blogs, des documentaires vidéos, etc. Il y a énormément de sites qui sont tenus par des passionnés, comme Serie A Mon Amour, qui sont de très grande qualité. Je me suis permis de fouiller un peu partout par moments.

Sujet d’actualité : la diversification des offres télévisées pour suivre le foot. Qu’en penses-tu ?

Il n’y a rien de surprenant. Je pense qu’on vit un vrai tournant, qui a commencé dans les années 1990 avec la création de la Premier League. C’est la grosse locomotive du foot business, avec la question des droits de diffusion qui sont le grand moteur financier du foot aujourd’hui. Ce qui a permis quelque chose d’assez fou : la financiarisation du football.

Grâce aux droits télé, les clubs peuvent s’endetter. En sachant que ‘l’année à venir on va toucher autant de millions, donc on peut s’endetter de tant’. Pour acheter des joueurs de qualité, refaire un stade de qualité. On part dans un truc qui va complètement en cacahuètes, qui est pour moi de l’ordre de la bulle spéculative. Pour les droits de diffusion de la période 2019-2020, on a atteint le milliard d’euros, ce qui est totalement déconnecté de la qualité du championnat français. Plein de gens le disent. Je pense à des mecs comme Pierre Rondeau.

On sait très bien qu’il y a une bulle spéculative qui va exploser, qui peut. Tous les signes avant coureurs sont là. Je rappelle que pour la première fois depuis des années les premiers lots (de diffusion) de la Premier League ont stagné ou baissé, de très mauvais signes avant-coureur, et je pense que ce que font aujourd’hui les diffuseurs comme RMC c’est ‘on prend l’argent, on se gave tant que c’est possible.’

Un retour en arrière est-il possible ?

On a des petites victoires. Je pense aux tribunes debout qui arrivent dans certains virages en France. Les clubs coopératives de supporters en Espagne et en Angleterre, où les fans rachètent des parts des clubs et ont un mot à dire. Le foot féminin aussi est en plein explosion. C’est un champ avec beaucoup d’enjeux, et ça peut être un bon laboratoire, un football plus proche de sa base populaire, économiquement et socialement bien plus sain.

Il y a aussi toute une lutte qui doit être menée par le monde amateur, notamment sur la question de la gouvernance au sein de la Fédération Française de Football. Le foot amateur c’est quand même 14 000 clubs en France, et ils ont un vrai pouvoir politique, avec un enjeu d’éducation important.

Avec ta vision du foot, quelle est ta perception de ce sport désormais ? Dégoût, passion malgré tout ?

Ha bah je suis en plein dedans, puisque supporter du Red Star. On vit une année super difficile et on se prend en pleine face le foot business. Il y a déjà cette histoire de Stade Bauer, qui n’est pas aux normes pour qu’on puisse jouer en Ligue 2 dedans. On est exilés à 70 kilomètres, à Beauvais.

C’est glauque et inadmissible. Le Red Star, ce n’est pas que les Red Star fans, c’est aussi les familles de Saint-Ouen, les petits vieux en tribunes… Ils ne peuvent pas faire 70 bornes un vendredi soir.

Il y a aussi les joueurs qu’on a pris. On a pris Nicolas Douchez, gardien passé par Lens et accusé d’avoir agressé violemment une femme. Complètement à l’inverse des valeurs antisexistes et de gauche du club.

Et en plus là il y a toutes les campagnes complètement débiles du club, qui essaie de faire un peu hipster, avec par exemple des partenariats avec Vice, journal en ligne dégueulasse. Comme quoi même pour un petit club comme nous qui monte en Ligue 2, on peut vivre le mépris des dirigeants ou l’absurdité des normes imposées par la LFP.

Et même ! La dernière campagne du club pour inciter les gens à aller à Beauvais, c’est avec un hashtag #ultraresistants. Du vrai foutage de gueule. C’est pas évident. On sait vraiment une perte d’identité du club. Même sportivement, c’est ridicule, on est relégables.

On relance : il y a aussi eu la série sur Canal +  Ha oui ! La Bande à Bauer ! On est en train de se transformer en produit marketé. C’est plus le club de la banlieue rouge, avec ses tribunes antifascistes, antiracistes.

Tu évoques à plusieurs reprises l’Italie dans ton livre. Pourquoi le mouvement Ultra a plongé vers l’extrême droite, en grande majorité, à la fin du 20e siècle ?

L’émergence de la culture ultra est liée au mouvement autonome italien des années 1970. Jusque-là polarisés à gauche, le début des années 1980 signe la fin de la politisation des tribunes, ce qui suit le cours du temps. Le foot est un miroir grossissant de la société, donc les tribunes suivent la société italienne et européenne en général.

Avant, il y avait dans les stades les étoiles rouges, le poing levé, Che Guevara, ce qui existe encore chez certains groupes, mais après on va plutôt voir des chopes de bières, des logs de cannabis, des personnages de BD. On ne va plus puiser dans la culture politique, mais dans la populaire. En Italie, dans les années 1990, la société se droitise énormément avec l’arrivée de Berlusconi et pas mal de groupuscules d’extrême droite vont infiltrer les tribunes.

En Italie, les anciens capo (cades des groupes de supporters) ne sont pas renouvelés, sont de moins en moins là, et ça va permettre aux fascistes de s’infiltrer plus facilement. Plus largement, par rapport à l’Europe, ce que défendent les Ultras, ce sont trois valeurs principales : la fidélité, le territoire et l’identité. Des valeurs facilement récupérables par l’extrême droite.

Elle a très bien compris que c’était un désert politique qu’elle pouvait détourner, et exacerber le coté plus guerrier et le repli identitaire. Et en Italie c’est parti en vrille là-dessus.

Dans le football d’aujourd’hui, vois-tu encore du subversif ?

Je pense que ça peut se retrouver sur le terrain. Pour moi, le vrai football de rue, c’est le plaisir. La base de tout. Que certains ont complètement oublié. Ca se retrouve chez quelques joueurs. De plus en plus de joueurs viennent de quartiers populaires, comme Ousmane Dembélé ou Paul Pogba, Ben Arfa, ils viennent de ce foot-là, et ils expriment cette dimension de plaisir.

D’ailleurs, on voit comment ils sont réfreinés sur le terrain par les entraineurs. « Ton passement de jambe sert à rien, tu aurais pu juste faire une seule touche de balle, c’est pas rentable. » Mais c’est ça qui est beau dans le football, c’est quand il est gratuit. Les gamins sont pris de plus en plus tôt, et donc le foot est toujours plus formaté. Cette part de créativité dans le football est en train de disparaître. Même le dribble, qui était un geste de plaisir à la base, est désormais devenu une valeur marchande.

Y a-t-il un risque de rupture entre les fans et le football actuel ?

Il y a déjà des exemples. En 2010, certains supporters de la tribune Auteuil du PSG étaient tellement gonflés par le plan Leproux, ultra restrictif, ils ont décidé de supporter le Red Star ou de créer leur propre club comme le Ménilmontant football Club. À Manchester, il y a eu la création du FC United par les fans après l’arrivée de Glazer à la tête de Manchester United. Le club est très mauvais, en 7e ou 8e division, mais il est contrôlé par les fans, qui ont retrouvé des valeurs communes.

Et puis en France, c’est assez tabou, mais il y a le nombre de licenciés qui stagne depuis un bon bout de temps juste au-dessus des 2 millions. C’est Laurent Blanc qui le disait et moi je le vois puisque j’habite en région parisienne : désormais, les jeunes s’inscrivent moins en club et jouent dans la rue. Les gamins préfèrent s’éclater avec leurs potes en bas de l’immeuble que d’être convoqués le samedi, jouer un match à un poste à la con où ils ne vont pas toucher 5 fois le ballon du match.

Autre signe de rupture : il y a une multiplication des footballs. Les parties de foot à 5, de foot 7 à porté par la FSGT. Le football à 11, en club, est de moins en moins populaire.

En 3 ans, la Juventus a changé son logo, renommé son stade « Allianz Arena », fait partir Marchisio comme un malpropre et venir CR7 en roi. T’en penses quoi ?

Il y avait un coté traditionnel, le club appartenant à la famille Agnelli, avec un football léché. Mais il y a un vrai basculement. Le logo dégueulasse qui a été fait ! On dirait un logo de smartphone, alors que l’ancien était vraiment classe.

Ils sont complètement dedans, et ça va être une des grosses locomotives de ce football-business. Avec leur documentaire sur Netflix… Je ne doute pas que Milan, l’Inter, vont suivre. Ils tracent un sillon pour le football italien, comme le PSG le fait en France.


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