« Au Vatican, il y a des salles entières dédiées au football »
Fabien Archambault est historien, spécialisé dans le sport, la politique et l’Italie. Son sujet de thèse ? Le Contrôle du ballon. Les catholiques, les communistes et le football en Italie, de 1943 au tournant des années 1980. Il a participé à de nombreux ouvrages de références comme Le Football dans nos sociétés ou contribué à des revues telles Vingtième siècle, Revues d’Histoire, publiant des articles comme Le football à Trieste de 1945 à 1954. Il évoque son métier d’historien, son intérêt pour l’Italie et l’importance de l’Église dans le développement du football dans la Botte.
Quel a été votre parcours ?
J’ai fait des études d’Histoire, l’École Normale Supérieure. Je me suis orienté vers la recherche. En maitrise, j’avais commencé à travailler sur l’histoire politique de l’Italie, axé sur l’attitude du Parti Communiste Italien vis-à-vis du terrorisme et j’avais beaucoup de mal à trouver des sources. Ça concernait les années 1970, les archives n’étaient pas encore ouvertes, donc je regardais la presse. Et en dépouillant la presse, ce qui était assez fastidieux, c’était décevant parce que très rapidement on trouvait certes un édito sur un attentat terroriste et trois pages consacrées à l’événement, mais surtout quinze pages consacrées à la dernière journée de Serie A ! Match après match, de manière détaillée, et tout ça dans des journaux généralistes, des quotidiens nationaux. Je me suis donc dit que ce qui intéressait les Italiens, c’était le football. Il y avait quelque chose d’assez incroyable par rapport à la France.
Après, en DEA, j’ai cherché à savoir si c’était possible de faire une thèse sur le football en Italie, sur comment le football est devenu important dans la société italienne, et j’ai trouvé des archives. J’y ai donc consacré ma thèse.
Du coup, cette histoire du sport, c’est venu par hasard ou ça concordait avec une passion ?
Ha oui, j’aimais bien le football. J’avais lu un article quand j’étais adolescent sur le derby Torino-Juventus, les différenciations sociales, sur le fait que des équipes sont plus populaires ou plus à gauche que d’autre. Et comme je m’intéressais à l’histoire politique, il y avait une jonction qui, en Italie, semblait possible. Je suis parti sur cette hypothèse-là : le football est une construction sociale, ce qui est évident, mais aussi politique. Avec un investissement du monde politique dans le football. Et ça, quand on vient de France, c’est quelque chose qui saute aux yeux immédiatement, au-delà de la ferveur générale au stade et dans la ville, où là aussi il y a une différence avec la France : toutes les classes sociales ont l’air intéressé par le football. Tout le monde a une équipe et ce qui se passe au stade engage la vie sociale.
Pourquoi s’être spécialement intéressé à l’Italie ?
J’avais envie de passer quelques années en Italie. C’est des histoires d’enfance. Petit, mes parents m’y emmenaient en vacances souvent. J’avais le souvenir de ces étés italiens. Pour moi, l’Italie, c’était les belles vacances. Alors pourquoi ne pas « aller travailler en vacances ? ».
Vous avez joué au foot ?
Comme tout le monde j’ai joué, mais pas plus que ça. Beaucoup de gens disent qu’ils ne sont pas très bons, mais moi c’est vraiment vrai !
Suivez-vous le foot ?
Quand je suis arrivé à Rome, mes amis italiens étaient romanistes. Du coup, c’est des matchs de la Roma que j’ai vus au Stadio Olimpico. C’est quelque chose d’attachant et de plaisant, notamment quand on vient de France où généralement il n’y avait pas tant de monde que ça au stade et une culture foot pas très consolidée. Moi j’ai le souvenir, adolescent, de Parc des Princes avec de la musique très forte, le speaker qui est un beauf. Alors qu’au Stadio Olimpico, il y avait une mise en scène et une théâtralisation du match qui en faisait un objet culturel beaucoup plus distingué. Et j’ai le souvenir d’un match, un Roma-Fiorentina, en 1998. Zeman était entraineur de la Roma. Il y avait déjà Totti, jeune, Batistuta à la Fiorentina, et c’est un des plus beaux matchs de football que j’ai jamais vu. A cette époque, les années 1990, où la Serie A italienne était le meilleur championnat du monde avec tout ce que ça sous-entend sur le niveau tactique et technique produit.
J’ai vécu 5 ans en Italie. Aujourd’hui, je suis le football d’un peu plus loin. Mais c’est toujours très intéressant de voir ce qui se passe. C’est tellement important ! Les grandes tendances de la société italienne se reflètent sur la scène footballistique des 10 dernières années.
Que penser du Calcio aujourd’hui ?
On ne s’en rend peut-être pas compte, mais depuis les années 1920, le football italien est au sommet du football mondial. La puissance financière des clubs, qui tient du fait de cette importance sociale du foot en Italie, se retrouve dans le fait que les grands industriels italiens ont investi dès les années 1920 dans le foot. Cela fait qu’ils avaient une puissance de frappe financière les mettant au centre du marché international des joueurs, qu’ils ont d’ailleurs créé !
Le football de club italien a toujours été un des meilleurs du monde. Et ce qui se passait en Italie concernait tous les pays de football. Ce qui s’est passé, de manière assez incroyable, c’est qu’avec la crise financière de 2008, depuis une dizaine d’années donc, l’Italie n’est plus le centre du football mondial. Et ça c’est un changement d’époque pour toute la société italienne, caractérisée par le football et qui lui permet d’atteindre l’excellence en sport et de jouer dans les la haute cour du sport mondial. Et là, tout d’un coup, c’est un championnat moins fort que les Espagnols, les Anglais… C’est une sorte de redimensiation par le bas, ce qui est très douloureux pour eux puisque leur culture du football leur permettait d’accéder à ce premier rang.
C’est assez intéressant de voir maintenant comment on s’en sort et comment tout le discours sur le déclin de la société italienne, qui va mal, est interprété à travers le prisme du football. Et économiquement. Avant, les clubs étaient possédés par les plus grands industriels italiens. Aujourd’hui, il reste les Agnelli à Turin. Et encore, ce n’est plus le club qui achète les plus grands joueurs du monde. Aujourd’hui, ils ne jouent plus à Turin. La crise économique a fait que les grands industriels ont arrêté de financer les clubs. La Roma ? Américains. L’Inter ? Indonésiens. L’AC Milan ? Des Chinois. Ce qui n’est pas normal pour la société italienne.
Il ne faut pas oublier que l’Italie, qui est un pays assez pauvre, a trouvé dans le football un moyen de se dire qu’elle est une grande puissance, avec un grand palmarès de l’équipe nationale et de nombreuses victoires européennes pour les clubs.
Pourquoi les élites françaises ont-elles beaucoup de mal avec le football ?
C’est un phénomène assez complexe. Prenons l’Angleterre, un cas particulier. C’est eux qui ont inventé le football, une société à la fois très hiérarchisée, très inégalitaire mais qui a des ciments culturels qui font que cette inégalité est « acceptée ». La société anglaise a créé le football, a vu sa démocratisation, et les élites anglaises ont cette capacité d’être accueillantes vis-à-vis de la culture de masse. Ce qui fait qu’il y a une fluidité des références culturelles faisant que les élites anglaises, jusqu’à un certain point, partagent ce plaisir du peuple.
L’Italie et la France sont comparables dans le sens où les deux pays importent une pratique culturelle étrangère. Dans les deux cas par le biais d’élites libérales et anglophiles. Qui voyaient dans le football un des symboles du libéralisme économique et politique. Ce qui s’est passé en France, c’est que à partir du moment où ça a commencé à se démocratiser, il y a eu un processus sociologique que Bourdieu a très bien montré dans La Distinction. A partir du moment où ça devenait populaire dans les classes modestes, les élites s’en sont détaché alors que c’est elles qui l’avaient introduit.
En Italie, ce n’est pas ce qui s’est passé. En partie parce que ça a été fait plus tardivement et il y a eu un blocage avec le système fasciste. Alors que les élites qui pratiquaient le football le considéraient comme leur sport et que celui-ci commence à devenir vraiment populaire dans les années 1930, l’église comprend qu’il faut trouver des ciments pour cette nation italienne à la chute du fascisme. Et un des ciments culturels choisis par l’église, c’est le football. Dans les années 1940 et 1950, ce qui permet au football de vraiment s’implanter et de supplanter le cyclisme comme le grand sport populaire, c’est l’église, via ses patronages à travers toutes les classes et à travers tout le territoire.
En France, c’est différent, si l’église a eu en partie cet investissement dans le football pour récupérer la jeunesse, le poids de l’église est beaucoup plus faible ici qu’en Italie. Et donc cet investissement catholique dans le football a été moins important en France, mais il existe aussi. Par exemple, les grandes terres de football sont le Val de Loire, le Grand Ouest, la région lyonnaise, soit les catholiques et le tissu paroissial catholique français là où il est le plus actif.
« Historien du sport », c’est bien vu ?
Au début, quand j’ai commencé ma thèse à la fin des années 1990, on était très peu. Il y a Marion Fontaine qui a travaillé sur Lens, Julien Sorez sur le foot à Paris et Paul Dietschy. Et il y avait de la condescendance envers nous. Le sport n’était pas un objet d’étude « légitime », il y avait l’aspect de « on ne peut pas faire carrière à l’université avec une thèse sur le sport ».
Les choses changent. Il y a un peu plus d’acceptation aujourd’hui sur le fait que c’est un pan de la vie sociale et donc un objet historique très important. Il n’y a aucune raison de ne pas travailler là-dessus.
Cette spécialisation implique-t-elle des méthodes de travail particulières ?
Ce sont les méthodes traditionnelles, fondées sur des archives. La caractéristique des études sur le football, c’est qu’en général les archives sont difficiles à trouver. Par exemple, les clubs n’ont pas gardé leurs archives. Ce qui est le cas de la plupart des associations. Quand on n’a plus besoin des archives pour le quotidien, on s’en débarrasse. Ce qui est normal. Ca coute cher de conserver des archives.
Les deux pays où on les garde, c’est l’Angleterre puisque la professionnalisation y est très précoce, avec des sociétés anonymes qui gardent leurs comptes, et l’Italie, parce que c’est l’église, et l’église est une institution qui fonctionne en Italie. C’est le premier service d’archives depuis le XIIIe, qui garde tout ce qu’elle fait. Donc c’est comme ça que j’ai pu faire ma thèse. Aux archives de l’Action Catholique, au Vatican, il y a des salles entières dédiées au football, avec la trace de cette activité paroissiale encadrée par le mouvement catholique.
L’église aurait donc favorisé l’apparition d’une « seconde religion » en Italie ?
Je ne sais pas si on peut parler de religion. Et aussi paradoxal que cela puisse paraitre, chez les plus conservateurs en Italie, on est très accueillants à la modernité. C’est-à-dire que les intransigeants sont tellement sûrs de leur foi qu’ils sont capables d’accepter toute la modernité. Vis-à-vis du football, il y a d’abord une réaction de méfiance, puis de vouloir encadrer toute cette pratique. Ce qui a été le cas tout au long du XIXe siècle avec les progrès techniques, avec le journal, l’alphabétisation, le cinéma, la radio…
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En Italie, l’église s’empare de tous ces phénomènes caractéristiques de la modernité. Dont le football. Pour l’église, ce n’est pas une question de religion. L’objectif, c’est de préserver une société chrétienne. Donc si les gens aiment le football, il faut les convaincre que le football n’est pas étranger à l’église. Qu’on peut être un bon chrétien en suivant les matchs de la Serie A et en jouant au football. Dans les années 1940-1950, il y a une théologie du football qui se crée, destinée à dire « ne vous inquiétez pas, on peut être un bon catholique et supporter une équipe de Serie A ».
Vous avez écrit sur le communisme italien. Quels sont ses rapports avec le football ?
C’est des rapports assez distants au départ. Dans les années 1930, il y a la dictature fasciste qui jouit d’un consensus dans la société italienne. Catholiques et communistes ont la même réflexion. Les catholiques sont effrayés par le fait que les masses semblent leur échapper, séduites par la propagande fasciste et sont les premiers à dire que quand le fascisme tombera, il ne faut pas oublier qu’il y a un aspect que le fascisme a mis en lumière, c’est le sport.
De la même manière, Togliatti, qui est le secrétaire du Parti Communiste Italien exilé à Moscou où il travaille au Komintern, fait des leçons sur le fascisme en 1935, et il dit la même chose : les ouvriers italiens aiment le sport. Donc c’est une pratique bourgeoise, aliénante d’une certaine manière, mais ça veut dire que si on veut être en phase avec les masse, on ne peut pas abandonner cette dimension sportive. Pour les communistes italiens au départ, c’est le cyclisme. Dans les années 1940 et 1950, ils mettent le paquet sur le cyclisme. Ils veulent organiser le tour d’Italie, les clubs sportifs sont d’abord des clubs cyclistes, mais ils se rendent compte que le consensus dont jouit la démocratie chrétienne et le mouvement catholique s’appuie en grande partie aussi sur ce football qui au début des années 1950 prend de l’importance.
Et donc là, ils essaient de rattraper le temps perdu mais n’ont pas les moyens matériels de lutter contre l’hégémonie catholique. Comment jouer au football dans les années 1950 en Italie ? Et bien on va dans les patronages. C’est eux qui ont les terrains, les ballons. Les communistes essaient de résister mais ont du mal et ils le font surtout dans les régions du centre où ils sont forts : la Toscane, l’Emilie-Romagne, les Marches. Mais même là les catholiques essaient de les empêcher d’avoir des terrains. Par exemple, Don Camillo, fiction imaginaire sensée se passer dans la province de Parme, un des départements les plus rouges d’Italie, c’est une fiction qui reflète la réalité : la confrontation catholique-communiste à travers le football se fait là où ils sont forts, arrivent à monter des équipes et à faire venir des jeunes dans l’équipe de la section. Le rival, c’est l’équipe de la paroisse.
Cela se retrouve-t-il dans les clubs ?
Non, ou du moins au départ non. Il y a une autonomie du monde professionnel italien. Les grands clubs sont possédés par des industriels. Le football n’est pas politisé, dans le sens où c’est une culture consensuelle en Italie. Par exemple, Togliatti ?, son club, c’est la Juventus de Turin. Donc on le voit au stade communal de Turin avec Agnelli, son ennemi politique ou social, dans le sens que c’est un grand patron, mais le football est considéré comme autonome et étanche par rapport au combat politique.
Dans les années 1960, cela commence à changer, et c’est en partie dû à l’investissement des communistes dans le football, avec la volonté de concurrencer le discours catholique dominant. On commence à développer l’idée qu’il y a un jeu de gauche. Le catenaccio serait un jeu de droite, de catholiques conservateurs mesquins, la société capitaliste, où il faut gagner à tout prix, pour faire du profit, alors que le beau jeu serait de gauche. Et toute la génération du babyboom très politisée, récupère ce discours-là. Et c’est à la fin des années 60 et au début des années 70 que l’idée selon laquelle il y a des équipes de gauche et de droite se développe. C’est une construction imaginaire qui finit par avoir des effets sur la réalité. Dans le processus de choisir son club, il y a l’idée qu’il y a ceux de gauche et ceux de droite, mais c’est limité dans le temps. Ca disparait avec la fin des années 1970 et ce n’est jamais majoritaire.
Il y a d’autres discours et explications sociales sur la façon de choisir un club, plus traditionnels. L’Italie étant un pays d’immigration interne : est-on nouveau ou pas dans la ville ? Le fait qu’on arrive ou qu’on soit là depuis plusieurs générations joue un rôle là-dedans. Par exemple, si vous arrivez à Turin, vous serez plus sur la Juventus. Il y a l’idée que le club ayant le nom de la ville est d’abord supporté par les habitants de la ville. A Rome, c’est la Roma, dont les supporters sont majoritaires dans le centre de la ville. Lazio, comme son nom l’indique, c’est la région, le Latium. Ce n’est pas une distinction totalement nette, évidemment. Il y a des supporters de la Juventus à Turin, mais surtout dans le Piémont et dans toute l’Italie. A Milan, les supporters de l’Inter, il y en à Milan, mais essentiellement dans toute la Lombardie. Quand on arrive, on montre sa différence en soutenant le club le moins attaché à l’identité citadine à laquelle on veut appartenir, mais en montrant sa différence par rapport à ceux qui sont déjà là.
La non-participation de l’Italie à la Coupe du Monde peut-elle avoir un impact ?
Alors on sait que la Coupe du Monde est, dans tous les pays, un léger facteur économique et sociétal positif, avec par exemple une hausse d’achats de téléviseurs ou de natalité. Mais c’est passager et peu important. En revanche, cette non-participation renvoie à un sentiment de déclin du pays qui est largement partagé. La société italienne est malade, et cet événement est vécu comme un des énièmes symptômes symbolisant que quelque chose ne tourne pas rond en Italie.