Une vie violente et (presque) sans football
Dans Une Vie Violente, comme dans ses autres romans, Pasolini laisse peu de place au football. Par choix.
Pendant longtemps, en France comme ailleurs, l’amour de Pasolini pour le football a été oublié. Pourtant, l’intellectuel-philosophe-écrivain-poète-cinéaste définissait ce sport comme une de ses trois grandes passions avec la littérature et l’eros. Joueur régulier dès l’enfance, Pier Paolo Pasolini quitte son Frioul pour suivre des études dans la grande ville universitaire qu’est Bologne. Indéfectible supporter de l’équipe nationale et adoptant les couleurs de sa nouvelle cité, Pasolini crée une équipe d’étudiants qu’il dirigera durant des années.
Arrive la seconde guerre mondiale. Pasolini n’a que 17 ans. Durant le conflit son père, militant fasciste qu’il hait, est fait prisonnier par les Anglais en Afrique. En 1945, son frère, Guido, est assassiné à seulement 20 ans dans le massacre de Porzus, opposant deux brigades italiennes, l’une communiste et l’autre démocrate-chrétienne. C’est pendant cette sombre époque que Pasolini, dans ses rares moments de répit, commence à réfléchir au football, non pas en tant que sport, mais comme une activité ayant un rôle. Un rôle social.
La théorie du football
Pour lui, le terrain de jeu se transforme en espace où les défavorisés peuvent s’exprimer, exister balle au pied, et même bouleverser toute l’échelle sociale. Mieux : Pasolini se persuade que le football peut offrir une des plus belles vertus : la dignité. Une façon de voir les choses qui dérange dans le monde communiste italien, dont il fait partie des figures qui montent, mais qui choque bien moins que ses écrits et ses comportements jugés « immoraux » qui lui vaudront l’exclusion du parti en 1949.
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Après la guerre, il déménage avec sa famille dans les borgate de Rome, sorte de zone bidonville. Pasolini débute alors sa théorisation du football qu’il retranscrira dans un article de 1971. Le jeu serait une « langue non verbale » composée de deux sous-langages, le football en prose et le football poétique. Chacun ayant sa syntaxe spécifique et des phonèmes. Le football revêt également un aspect politique, puisque pour Pasolini « chaque but est une subversion ».
Romans réalistes
Philosophiquement, socialement et politiquement, le football influence donc l’Italien. Mais étrangement, cette passion du football ne se retrouve jamais dans son oeuvre, en grande partie tournée vers d’autres axes : l’érotisme sulfureux, les questions théologiques et la reprise de thèmes antiques. Il faut reconnaitre que le théâtre, le cinéma ou encore la poésie se prêtent plus facilement à d’autres genres qu’au football. En revanche, cela n’empêche pas Pasolini de monter une équipe d’artistes et de jouer avec ses techniciens lors de ses tournages, À vrai dire, seul le roman aurait pu permettre l’évocation du football dans une oeuvre, et non dans des à-coté comme les interviews ou des articles de presse.
Et pourtant, dans ses romans « réalistes », quasiment aucune trace de football. Une Vie Violente, son deuxième roman sorti en 1959, après Les Ragazzi en 1955, représente bien l’orientation des ouvrages de Pasolini. Dans les années 1950, une bande d’enfants des borgate de Rome passe le temps comme elle peut. Parmi eux, le jeune Tommaso qui vit dans une maison insalubre, où des draps pendant font office de porte et dans laquelle un peu d’eau croupit dans les coins. L’intimité n’existe pas, le confort non plus. La vie se passe à l’extérieur. Qui n’est pas pour autant plus propre. Tout est sale. L’eau du fleuve est « graisseuse », les parcs et les plages remplis de déjections, il y a « des détritus et de la merde partout ».
Photos de Mussolini
Ces romans de Pasolini sont noirs, et reflètent cette époque d’extrême pauvreté qu’est l’après-guerre en Italie. En plus des conditions de vie, les sentiments n’existent pas. Les liens familiaux paraissent froid, personne ne se confie, ne se parle, ne se véhicule d’amour. Le père est inexistant. Les filles ? Tommaso en connait une. Il la touche, elle se laisse à moitié faire, ils passent du temps ensemble, mais s’ennuient et ne se comprennent pas. Les autres sont des prostituées qu’il espionne, qui se vendent dans des sous-bois, à quelques pas des déjections qui bordent la forêt. Personne n’est beau, ni en bonne santé, ni fort. Son meilleur ami, qu’il admirait, devient mendiant avec un moignon. Des voisins tombent malades et ne réapparaissent pas.
Dans un monde où seule la puissance importe, les plus jeunes éprouvent une sorte de fascination pour Mussolini, dont des photos le représentant sont passées sous le manteau. Des mouvements néo-fascistes se forment. Pour survivre et s’occuper, la bande vole de la ferraille, braque une station d’essence, agresse ceux qu’ils soupçonnent d’être homosexuels. Tout est laid. Tout est cru. Tout est noir. Même pas une parenthèse enchantée de football, pour un instant de répit ? Du football, si, une page et demie, pendant laquelle tout le monde se prend pour Egisto Pandorfini, attaquant correct de l’AS Roma, c’est dire qu’il n’y a pas de quoi rêver. Mais du répit, non. Juste une partie à peine commencée et qui se termine par des insultes, des menaces et des coups. Aucune sublimation du rôle du football, pas d’envolée sociale.
Un choix de Pasolini logique et compréhensible. Transformer le football en exutoire salvateur au milieu de la prison, de la tuberculose et de la mort aurait pu être perçu comme de la niaiserie ou un décalage total avec le reste du roman. Au contraire, ne pas avoir cédé à cette facilité prouve sa finesse, lui qui avait connu ces quartiers, cette époque, mais pas cette vie, et fut capable de comprendre sa chance d’avoir l’esprit assez libre pour profiter du football. Car le football est un plaisir que tout le monde ne peut pas se permettre.
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[…] Pier Paolo Pasolini avait créé un club semblable au Velasca, sans succès. Ca s’appelait Società Artistico Sportiva (SAS) Casarsa, dans le Frioul, et le club existe toujours mais n’a plus la vocation que Pasolini lui avait donnée. Ça, c’est une possibilité. Le club ne va pas forcément mourir, mais il y a mille possibilités. […]