Pierre Milza, historien de l’Italie à la recherche du père

Pierre Milza, historien de l’Italie à la recherche du père

1 mars 2018 0 Par Nicolas Basse

L’historien Pierre Milza est mort le 28 février 2018. Un des plus grands chercheurs français, spécialiste du fascisme et de l’émigration italienne. Et un homme qui, en étudiant l’Italie, a passé sa vie à rechercher son père.

Il y a des hommes que vous ne verrez pas une seule fois au cours de votre existence, n’entendrez jamais, et qui pourtant vous marqueront à vie. Ces hommes écrivent. C’est leur métier, ou du moins une facette. Ils sont philosophes, auteurs de bande dessinée, écrivains ou historiens.

Pas facile de marquer quelqu’un à vie, quand on y pense. Il y a de très bons livres qui vous émerveillent sur le moment mais seront oubliés au bout de quelques semaines. Des auteurs qui vous ravissent et puis, dix années plus tard, vous déçoivent une fois leur oeuvre lue à nouveau. La différence ne se joue pas forcément sur le talent, mais plutôt sur le terrain de la sensibilité.

Pour certains, Pierre Milza faisait partie des lectures obligatoires durant leurs études d’Histoire, à Sciences Po, dans des écoles de journalisme ou des formations littéraires, notamment avec son Histoire du XXe siècle en plusieurs tomes coécrit avec Serge Berstein. Il comptait parmi ces rares personnes qui auront touché ma sensibilité. Parce qu’en plus d’avoir écrit des ouvrages brillants, sa carrière s’est basée sur des questionnements familiaux et une valeur forte : l’amitié.

Le duo Milza/Berstein

Pierre Milza est né en France d’un père italien et d’une mère française en 1932. D’abord instituteur, il envisage, à la fin des années 1950, de devenir professeur de gym. Une tentation vite dissuadée par son nouveau collègue de l’époque, Serge Berstein, comme Milza le racontait dans une interview en 2014Quand je suis revenu de l’armée, en 1959, il y avait une chose que je savais : je ne continuerais pas à être instituteur, pour l’unique raison que c’était mal payé. Ce n’était pas forcément quelque chose qui était très valorisant dans notre société (ndlr : aujourd’hui non plus), il fallait faire autre chose. Je pouvais devenir prof de gym. Un événement est intervenu dans mon choix : l’armée. J’ai effectué vingt-sept mois et demi dans la Marine. J’y entraînais des jeunes au judo ou au karaté. « Après tout, si je devenais prof de gym ? ». Le salaire était un peu plus élevé que celui d’instituteur. Et puis j’ai rencontré Serge Berstein. J’enseignais dans la même école que lui et il m’a dit cette phrase : « Imagine-toi prof de gym à 50 ans ».

Milza devient finalement professeur des collèges, passe l’agrégation d’Histoire, se retrouve enseignant à Sciences Po, donne des cours à Florence, Genève, Parme et préside le Comité franco-italien d’études historiques et le Centre d’études et de documentation sur l’émigration italienne. Une carrière conjuguée avec un travail de recherche et de publication, souvent avec son ami Berstein. « Serge est devenu pour moi un frère, nous sommes devenus des copains très proches« .

Milza et Berstein écrivent plusieurs manuels scolaires à quatre mains, s’entraident en cas de surcharge de travail pour l’un ou pour l’autre, se rendent aveuglément service et prolongent leur collaboration inédite avec l’Histoire du XIXe siècle, l’Histoire du XXe siècle, l’Histoire de l’Europe ou encore Le Fascisme Italien. Jamais deux historiens à ce point reconnus n’auront autant travaillé ensemble et publié tant de livres de référence durant plus de 40 ans.

La recherche du père

En plus d’être brillant, le parcours de Pierre Milza est touchant parce qu’influencé par son histoire familiale. Très tôt orphelin de son père italien, il est élevé en France, « à la française » et dans une culture uniquement hexagonale. Pendant très longtemps, il ne s’intéresse absolument pas à son italianité. Et puis, forcément, Milza finit par vouloir en savoir plus sur ses origines paternelles. De là naîtront ses recherches sur l’histoire de l’Italie, sorte de sublimation de la recherche du père. Joli clin d’oeil à un pays où la famille occupe une place si importante.

Ses travaux se portent d’abord sur le fascisme italien, seul, puis en collaboration avec Serge Berstein. Milza veut comprendre dans quelle Italie son père a grandi et le pays où il aurait pu vivre. Quasiment en même temps que la référence italienne Emilio Gentile, il participe à une définition plus précise de ce qu’est le fascisme, en tant que mouvement politique, forme de gouvernement et de pensée, et qui était jusque-là une notion assez floue et un mot employé à tort et à travers (et qui l’est encore d’ailleurs).

L’émigration italienne

Après 20 années presque uniquement consacrées au fascisme, Milza s’attaque à un sujet encore plus personnel, l’émigration italienne, et publie en 1993 un ovni : Voyages en Ritalie. Dans ce livre qualifié d' »autobiographie scientifique », Milza se penche sur un phénomène historique qui dure depuis le Moyen-Âge. Il y note que depuis un millénaire, des populations venues de ce territoire qui n’est pas encore appelé Italie partent s’installer en France, qu’ils soient pauvres ou artistes (notamment à la Renaissance).

Une émigration qui s’accélère à la fin du 19e siècle et au début du 20e, portant, selon ses calculs, à environ 4 millions de Français avec des origines italiennes en 1990. Milza y aborde également la vie des Italiens établis dans l’Hexagone, victimes de massacres à la fin du 19e siècle, longtemps rejetés et très mal vus par les Français. Malgré tout, ces émigrés, constate-t-il, s’intègrent bien à la société française assez vite, en s’investissant rapidement dans des luttes sociales et avec des enfants aux très bons résultats à l’école primaire.

L’Histoire de l’Italie

En étant ce fils d’émigré qui se penche sur le passé de son père, et donc de son pays, Pierre Milza devient, sans le savoir ni le vouloir, la représentation d’une part de l’histoire de l’Italie et des Italiens : la diaspora, dont la quête de sens et d’identité fait partie intégrante. Après le fascisme et l’émigration, et en plus d’écrire en parallèle sur l’histoire de la France et du XXe siècle, il publie en 2005 la référence absolue : Histoire de l’Italie, des origines à nos jours. Un monument. De pédagogie, d’exhaustivité et de narration qui fait honneur à un phrase qu’il répète souvent : « J’aime le récit ».

Dès sa préface, le coté intime de la démarche est posé : « Ce sont des raisons très diverses qui m’ont poussé à la folle aventure d’écrire une Histoire de l’Italie. Au plan personnel, une sorte de devoir à remplir à l’égard du pays où mon père a grandi, avant d’être envoyé à 18 ans sur le front du Piave (ndlr : bataille de la Première Guerre Mondiale) pour ‘arrêter les tedeschi’ (ndlr : « Allemands » en Italien) ».

Croire à l’unité italienne

Milza va plus loin et, chose assez rare dans le domaine, lance une pique historique pour justifier son livre : « Un compte à régler si l’on veut avec ceux qui, hier encore, s’inventaient une identité « padane » (ndlr : zone géographique du nord de l’Italie), en oubliant que pas très loin des lieux où ils agitaient leurs bannières, des centaines de milliers de jeunes italiens avaient péri. Sont-ils morts victimes d’une illusion ? Parce qu’on leur a fait croire que l’Italie existait, que le peuple italien existait en tant que tel, comme créateur d’histoire et pas seulement comme chair à canon ».

L’unité de l’Italie. Voilà le dernier point qui tourmente Milza. Que des centaines de milliers d’italiens soient morts pour, et envoyés par, la patrie alors que d’autres discutaient encore de sa réalité le contrarie. Pour lui (toujours dans sa préface), le « long périple à travers une histoire compliquée, tumultueuse mais d’une extrême richesse » a contribué à « un pays et surtout un peuple qui, tant de fois en trois mille ans d’histoire, ont sur faire preuve, au milieu des pires tourments, d’une volonté de survie, d’une intelligence et surtout d’une incomparable créativité ».

Une terre ayant connu en quatre millénaires autant de bouleversements que l’Italie ne pourrait pas, malgré ses différences internes notables, ne pas être unie. Voilà le postulat de Milza. Raconter l’histoire de ce territoire et de ce pays est un moyen de formuler ce postulat, de le montrer et, dans une très légère mesure, y contribuer.

Homme de gauche, pas de football

Annonçant la mort de son père, Olivier Milza décrivait, mercredi 28 février, un : « homme de gauche, d’une sincérité totale, qui sut, avec la rigueur intellectuelle qui fut sans doute la marque du grand universitaire qu’il demeurera, s’éloigner de la passion communiste quand il en découvrit les ressorts totalitaires, et accompagner les douloureuses mutations du socialisme français ».

Si Milza est passionné par la politique et l’histoire politique, il n’écrit quasiment pas sur le Calcio, bien qu’il reconnaisse « qu’il est demeuré le miroir d’une société où les tensions (…) sont loin d’avoir disparu ». Son seul écrit sur le sujet est un article publié dans numéro Le football, sport du siècle de la revue Vingtième Siècle. Ses derniers ouvrages sont consacrés à des biographies de personnages historiques qu’il admire ou qui le passionnent. Garibaldi, Napoléon III, Mussolini, Voltaire ou encore Pie XII.

Peu connu

Une carrière brillante, un style unique, des ouvrages de références… Pourtant, combien de personnes connaissent Pierre Milza ? Quelle visibilité a-t-il eue durant toute sa carrière ? Des interviews qui se comptent sur les doigts des deux mains. Un des plus grands historiens français des 50 dernières années s’est donc éteint quasiment dans l’anonymat, salué par un fugace tweet du Premier Ministre et une dépêche AFP à peine retravaillée par les grandes rédactions.

Peu importe, au fond. Son savoir sera transmis, ses livres religieusement conservés, occasionnellement relus, et l’importance de son oeuvre est déjà reconnue. Surtout, consolation absolue, on pourra imaginer qu’avec tout le travail accompli, Pierre Milza aura, au moins un peu, retrouvé son père.


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