Philippe Doucet : « J’ai fabriqué des monstres »

Philippe Doucet : « J’ai fabriqué des monstres »

10 janvier 2018 1 Par Nicolas Basse

Première partie de l’interview de Philippe Doucet, consultant phare de la grande époque de Canal + avec sa fameuse « Palette à Doudouce » et « papa » des statistiques de foot en France. Il évoque la naissance de la Palette, un Platini dubitatif et les risques de la sur-utilisation des statistiques.

Après des études de commerce, vous vous lancez dans le journalisme sportif. Par passion ?

Oui. Plutôt que de privilégier mes études, j’ai privilégié mes hobbies. L’écriture et le sport, le football en particulier. De ma passion, j’en ai fait mon métier. D’abord, j’ai commencé dans la presse écrite pendant deux ans.

Vous rentrez chez Canal+ en tant que commentateur. À partir de quand commencez-vous à vous intéresser aux chiffres ?

C’est vrai qu’au début j’ai essentiellement commenté des matchs. Enfin bon, à l’époque, on faisait un peu tout hein. Mais c’est vrai que je ne donnais pas particulièrement une place aux statistiques, tout simplement parce que ça n’existait quasiment pas. Malgré tout, Canal+ a été la première chaine en France, voire le premier média, à mettre des chiffres dans ses matchs. C’était embryonnaire, pas mal, mais un début.

En fait, en 1999, j’avais besoin de rebondir. Je dis ça volontairement pour montrer que c’est des circonstances de la vie. J’étais moins en pointe à Canal+ et je faisais moins de commentaires, moins de matchs intéressants… Alors j’ai été voir Thierry Gilardi, à l’époque patron du foot, et je lui ai dit : « tu sais, les statistiques qu’on fait à l’antenne, en gros, c’est les mêmes qu’en 1984 ». Ça n’avait pas évolué en 15 ans. Très élémentaire. Par équipe, pas par joueur, très global… Vraiment pas complet. Je lui ai donc dit : « On pourrait faire beaucoup mieux et développer ça ». Il m’a répondu « Qu’à cela ne tienne, développe ! ».

Avec le programmateur de logiciels de Canal+ de l’époque, Philippe Delcourt, on s’est penchés sur le sujet et on a monté quelque chose. Je suis revenu voir Thierry en lui disant « Voilà, on a préparé un truc qui permet de faire ceci, cela. Le défaut du truc, c’est qu’il sort beaucoup de chiffres et qu’il te faudra quelqu’un pour trier et sortir les chiffres intéressants. Une sorte de deuxième consultant ». Il m’a répondu qu’il savait très bien qui allait le faire : moi. Je me suis retrouvé à faire ça sans avoir de passion pour les statistiques.

Ma passion, c’est le foot. Les outils qui permettent d’expliquer le foot m’intéressent, mais les chiffres en eux-mêmes, je m’en fous royalement. Mon but a toujours été d’utiliser ces chiffres pour expliquer et comprendre le football. D’ailleurs, aujourd’hui je regrette : en quelque sorte, j’ai fabriqué des « monstres », parce que je vois de plus en plus de gens qui se sont emparé de toute cette matière-là pour en faire un truc pseudo scientifique, le plus compliqué et détaillé possible… Pffff. Ce n’est pas ma tasse de thé et pas ce que je voulais en faire.

Et la Palette à Doudouce ?

Ça s’est passé en 1999 aussi. Je sais pas, j’avais peut-être beaucoup d’idées à l’époque… En tout cas, cet été-là, on avait pour la première fois signé les droits de la Ligue des Champions. On avait donc l’émission avec toutes les images, tous les matchs, et Michel Denisot et Thierry Gilardi ont fait une sorte d’appel à idées. J’ai donc proposé mon idée à Denisot qui m’a dit « Banco, tu commences en Ligue des Champions et tu vas le faire avec Michel Platini ». AIE (rires) !

Platini a-t-il été réceptif ?

Au départ, ça a été très compliqué. Parce que Michel Platini, que j’adore et pour qui j’ai beaucoup d’admiration, est quelqu’un de difficile. On ne lui parle pas comme ça de foot quoi… Et là je me retrouvais, en gros, je n’irai pas jusque là mais presque, à devoir lui « expliquer le foot » avec un outil permettant de décortiquer une action en lui demandant son avis. Au début, comme il a un très très grand sens de la contradiction, Michel, systématiquement, trouvait que ce n’était pas ça, que je n’avais rien compris (rires). Donc ça a été compliqué et puis ça a fini par se mettre en place.

Et le nom, « Palette à Doudouce », vient de vous ?

Non. Ce n’est pas moi. C’est la scripte qui faisait le conducteur des émissions qui l’a trouvé, et ça n’a été utilisé qu’à partir de 2002, soit 2-3 ans après la création du concept. La palette commençait à marcher, était devenue un moment fort de l’émission. Et la scripte ne savait pas comment l’écrire. Alors elle a mis sur le conducteur « La palette à Doudouce », en clin d’oeil à mon surnom. Elle l’a inventé et ça a fait marrer Gilardi qui a commencé à l’utiliser à l’antenne.

Et avant, ça n’avait pas de nom ?

Bah ça s’appelait « La palette », puisque l’outil s’appelle « palette graphique ». Rien d’original donc ! Je tournais un peu autour du nom. S’il s’agissait de foot allemand, je disais « Die Paletteu », « La Paletta » en cas de but italien…

Est-ce dur d’humaniser des chiffres ?

Oui. Le football n’est pas un sport de statistiques naturel. Ce n’est pas une évidence, contrairement aux sports américains faits sur mesure pour les statistiques, comme le basket. Avec les chiffres, on peut quasiment tout expliquer et comprendre. Ce qui n’est pas le cas du foot. Parce que le foot, à la fin, ça fait 1-0 ou 1-1. Il est difficile de tirer de chiffres de matchs une explication claire du score final. La cause à effet n’est pas forcément évidente. Alors qu’au basket, si une équipe n’a pas de réussite à 3 points, elle gâche beaucoup de munitions et réduit ses chances de marquer des points. Logique et simple.

Une des difficultés a toujours été, dans le football, de garder un aspect simple. Parce que quand on donne deux chiffres dans une phrase, c’est qu’il y en a un de trop. Ça nuit à la compréhension. Au deuxième chiffre, on commence à décrocher. Le plus dur, c’est donc de rester « humain » comme vous dites et de ne pas tomber dans la leçon ou de donner un coté très scientifique à quelque chose qui n’en a pas.

Comprenez-vous qu’une partie du public reste insensible aux chiffres ?

Oh oui oui. D’abord, il y a plein de manières d’apprécier le foot, sans même rentrer dans le plan tactique. Certains adorent le jeu anglais à l’ancienne, avec des up and under et le ballon qui ne touche jamais le sol. Bon bah pourquoi pas ! Ça ne me navre pas. C’est la richesse du jeu. Et après je comprends très bien que des gens aiment le foot de manière « légère » et n’aient pas envie d’être emmerdés par des chiffres et des tas de choses autour du jeu. Je pense, en plus, qu’on a beaucoup tendance à tout expliquer avec les chiffres. Pffff. Il y a beaucoup d’artifices là-dessous.

Une fois qu’on sait les résultats… Je peux vous trouver les chiffres et vous expliquer ce que vous voulez. Comme ça vous arrange ! Vous voulez montrer que la victoire était méritée ? Je vous le montre. Que c’était pas mérité ? Je vous le montre aussi, avec les mêmes chiffres. On peut faire ce qu’on veut des chiffres, et je crois qu’il y a des gens qui n’ont pas envie d’être saoulés avec ça et n’ont pas besoin d’être submergés de chiffres pour apprécier le football.

Vous avez écrit la préface du livre Le football est une science (in)exacte. C’était important pour vous qu’un livre offre une vision globale de l’utilisation des chiffres dans le foot ?

Oui, je trouve que ça permet, déjà, de mesurer le chemin parcouru. Je m’en rends bien compte, puisque j’ai vécu tout ça « en direct ». Au début, j’allais voir les entraîneurs en leur demandant ce qu’ils pensaient des chiffres… En général, à 80%, ils avaient une très grande distance par rapport à ça. Ils regardaient d’une manière amusée. J’entendais souvent : « Pas inintéressant, c’est marrant, mais tu comprends bien que le foot c’est autre chose que ça ». Aujourd’hui, ce bouquin raconte à quel point tout ça est rentré dans les moeurs et nourrit des outils utiles. Dans un staff, il y a des gens pour manier chiffres et vidéos pour s’améliorer, pour la préparation physique, tactique, médicale, pour le recrutement… Je trouve bien que ce regard soit porté par un oeil jeune et neuf, comme Gautier Stangret. Moi ça m’amuse parce que ça a beaucoup changé. Ressortez un L’Equipe des années 1980 ou 1990, il n’y a pas un chiffre. Ca n’existait pas.

Dans votre préface, vous évoquez les risques de le sur-utilisation et de la sur-interprétation des chiffres. Quels sont-ils ?

Il y en a deux. Celui que j’évoquais tout à l’heure : il y a des exagérations. Comme on a du mal à parler avec les acteurs du jeu, parce que ce sont des milieux de plus en plus fermés et professionnels, et bien on a remplacé ça un peu gaiement par des chiffres qui vont démontrer absolument tout ce qu’on a envie de démontrer. Soit on en fait trop, soit la démonstration ne sert pas à grand chose… Je vous trouverai toujours les chiffres que vous voudrez pour démontrer ce que vous voulez démontrer. À partir de ce moment-là, ça n’a plus de sens.

Le deuxième risque est plus interne au football. Je trouve que ça pousse à l’individualisation qui peut être néfaste. Quand je lis que « Benzema ne marque plus de buts, donc il est nul ». Bah non, moi je le regarde et je ne le trouve pas nul du tout. Je ne vois pas en quoi il est devenu nul. « Ha oui mais vous vous rendez compte ? Il n’a marqué que 2 buts cette année !! ». Oui bah l’équipe marche moins bien, il y a plein d’explications qui justifient ce chiffre. Mais il n’est pas devenu bidon. Ça ne veut rien dire.

Comme Ronaldo l’année dernière qui était « naze » toute la première partie de saison et, dans la deuxième partie de saison, même dans des matchs où il a été nul, il a marqué 3 buts. Comme contre le Bayern Munich. Match complètement nul, mais il a marqué 3 buts. Que voulez-vous dire à la fin ? On peut sortir des stats comme quoi Ronaldo est un génie, mais moi ce jour-là contre le Bayern, je l’ai trouvé nul. Mais il met 3 buts. Donc t’es obligé de fermer ta gueule. Et donc les chiffres ne disent pas tout.

Deuxième partie de l’interview à lire ICI