Philippe Doucet : « Verratti peut toucher 150 ballons et faire un match moyen »
Seconde partie de l’interview de Philippe Doucet, consultant phare de la grande époque de Canal + avec sa fameuse « Palette à Doudouce » et « papa » des statistiques de foot en France. Il évoque l’évolution de l’utilisation des données et le rapport des médias aux chiffres.
L’individualisation du football vous fait peur ?
Déjà, on commence à ne voir le football qu’à travers le prisme des chiffres. Ça devient dramatique de ne pas tirer les pénaltys dans une équipe… Ça devient dramatique de ne pas tirer les coups-francs, parce que « Vous vous rendez compte ? Peut-être que ça va réduire mon total de buts à la fin de la saison ». Alors que le raisonnement simple serait de se dire que l’autre tire mieux, en fait… L’important c’est ce que fait l’équipe et ce que l’action des joueurs rapporte à l’équipe. Pas l’inverse.
L’excès de statistiques et de choses dans ce goût-là peut conduire à des raisonnements faussés. Ça reste un sport collectif. C’est exactement l’exemple du gars qui a couru 12 kilomètres. « 12 kilomètres, tu te rends compte ? ». Seulement, sur les 12 kilomètres, le joueur a peut-être toujours été à contre-temps et n’a fait que des courses inutiles… C’est pour ça que je pense qu’il y a une grande différence entre l’exploitation des données que vont faire le staff d’une équipe et les médias.
Les médias ne sont pas à fond à l’intérieur du moteur. Donc ils vont dire que Cavani, je prends un exemple hein, marque peut être moins, mais il tire toujours beaucoup, donc ça va. Si il tire du point de corner à chaque fois, ça nuance évidemment les statistiques. Il y a des chiffres qui parfois ne disent pas les vérités. Alors un staff le voit et peut apprécier le problème. Que son joueur n’est pas en confiance, que du coup il tire pour retrouver la confiance, essayer de marquer un but. L’entraîneur ressent cela. Mais j’ai peur que les médias traduisent les choses autrement en disant « C’est extraordinaire ! Il a battu le record du nombre de tirs dans un match depuis plus de dix ans, formidable ! ». Alors que parallèlement le coach est en train de le sermonner dans le vestiaire en lui disant « Mais qu’est-ce-que tu fous, là ? Tu tires de n’importe où, tu fais n’importe quoi, tu oublies tes équipiers ! », pendant qu’on lui met une stèle dans tel ou tel média.
Certains chiffres n’ont vraiment aucune importance. Verratti ou Thiago Motta peuvent faire un match très très moyen et toucher 150 ballons. S’ils jouent contre Troyes, ils peuvent en toucher facilement 140 et produire une prestation médiocre.
Pensez-vous que des joueurs peuvent adopter leur style de jeu pour avoir de meilleures stats ?
Mouais. Je n’irais peut-être pas jusque-là quand même. Mais en tout cas, des joueurs avec par exemple le numéro 10 sur le dos qui vont sans cesse redescendre chercher la balle très très bas sur le terrain pour la toucher plein de fois et faire des petites remises de 3 mètres qui ne servent strictement à rien, je pense que ça existe. Le joueur se dit : « Je dois animer le jeu, alors il faut que je touche beaucoup le ballon ». Du coup il recule très bas dans une zone plus facile et fera peut-être avancer ses statistiques, mais pas le jeu de son équipe.
Un joueur qui cherche les passes décisives va vouloir tirer tous les coups-francs et corners. Tout ça nuit à l’équilibre collectif et il y a encore 15 ans personne ne se préoccupait vraiment de ça. Le tireur de pénalty, d’accord. Les coups-francs, quasiment pas. Alors évidemment, le bon joueur qui avait Platini dans son équipe, ça le faisait chier de ne pas tirer, mais ça ne donnait pas lieu à autant de querelles ou à des débats dans les médias. Maintenant, il y a des mecs, tu leur enlèves un pénalty ou un coup-franc, t’as l’impression qu’on leur enlève une chance de faire une passe dé ou de marquer et que ce n’est pas bon pour leur contrat…
Je ne dis pas que ça vient QUE de la statistique, mais ça vient d’une manière de concevoir le football ultra individualiste à laquelle concourt la statistique.
Je ne dis pas que le joueur y pense sans arrêt pendant le match. Mais il a un entourage. Moi ça m’arrive souvent de parler avec la famille, les agents, qui sont là à dire « Vous vous rendez compte ? Le club ne veut plus qu’il tire les coups-francs ! Alors moi je lui ai dit de prendre la balle ! Il la pose et il tire le coup-franc quand même. Faut qu’il s’impose ». Ce genre de pensée, jamais on ne l’aurait entendue il y a 20 ans. Je ne dis pas que ça vient QUE de la statistique, mais ça vient d’une manière de concevoir le football ultra individualiste à laquelle concourt la statistique. En fait, le père qui me dit ça, il me le dit parce qu’il sent que si son fils termine la saison avec 3 buts de plus, ça change tout.
Aujourd’hui, quel média utilise bien les données ?
Pffff… Non. Je ne veux pas faire le rabat-joie ou dire « C’était mieux avant ». J’ai vu des choses très bien, notamment la Data Room avec Florent Toniutti, il y avait des éléments qui se tenaient vraiment, de qualité. Mais aujourd’hui, ça a énormément évolué en terme de volumes. Il y a beaucoup plus de statistiques qu’avant, de palettes, de trucs et de machins, mais je ne trouve pas qu’il y ait eu de second souffle. Ce que je vois ne révolutionne rien, n’est pas très différent de ce qu’on a pu développer à Canal à partir de 1999. Seul le volume est révolutionnaire. Dans les premières années, je donnais une dimension très éducative au palette. Genre « Quand on est dans une situation comme ça, un 3 contre 2, qu’est-ce-qu’on fait ? ». Alors on sortait un modèle, avec l’exemple de tel joueur qui fixe… Il y avait un coté didactique et pédagogique que je ne retrouve plus du tout en ce moment.
Les données ? Seul le volume est révolutionnaire
Aujourd’hui on veut montrer que telle star fait ci, qu’elle est plus ceci, moins cela que telle autre… Avec l’évolution du volume de données, même des émissions crasses, au sens vraiment pas des émissions de spécialistes de sport, plutôt des show, même ces émissions vont avoir leur palette, leur analyse… Mais je trouve que ça fait un peu gage « Vous voyez, on parle de foot, on a de la technologie, on va vous montrer ! On a des flèches de toutes les couleurs, c’est magnifique ! On va vous en mettre plein la vue ! ». Mais il y a plus de ça que de véritable contenu.
Le chiffre a-t-il remplacé le débat de fond, tactique ?
C’est difficile d’être affirmatif et définitif sur le sujet. Mais je pense que « on », en général, et même parfois à Canal+, a tendance à vouloir en mettre plein la vue avec plein de chiffres et d’outils techniques. En n’étant pas toujours très très pointu sur l’analyse elle-même. Très honnêtement, je trouve qu’Eric Carrière utilise bien la palette. Là, quand je le vois, on se dit que c’est construit. La pensée est intelligible et bonne, l’usage de la palette est pas mal, il s’en sert pour quelque chose d’intéressant. Pour beaucoup d’autres, c’est moins vrai. Souvent, ça permet d’illustrer. Je ne vais pas dire que c’est pas bien, surtout pas moi, mais ça illustre quoi. Rien de plus.
Du coup, quel style de football vous plait ?
J’ai eu beaucoup de chance. Parce que mes premières années de journalisme ont coïncidé avec l’arrivée de Cruyff au Barça. Comme entraîneur hein, je vous rassure ! Je n’étais pas là quand il était joueur (rires). J’ai découvert une façon de jouer et une compréhension du foot incroyable, qui continue de perdurer au Barça depuis, même si ça a évolué. Ça a progressé dans certains domaines et Guardiola a encore amélioré ce football auquel j’adhère. Je n’adhère pas au club hein, je m’en fous que ce soit pratiqué par les uns ou par les autres. Si c’était pratiqué par Chelsea, ça m’irait très bien !
C’est le football que j’aime, comme celui de Nantes quand j’étais plus jeune, bien sûr. Enfin c’est idiot de dire « bien sûr » parce que ça voudrait dire qu’il n’y a que ce football qui soit intelligent et pensé. Non. Il y a d’autres manières de jouer ! Mais celle de Cruyff influence énormément le football moderne, comme l’a également fait l’AC Milan de Sacchi.
Que pensez-vous du football italien actuel ?
Il y a toujours eu de très grands entraîneurs en Italie. Mais le football a énormément évolué et aujourd’hui le jeu semble bien plus porté vers l’avant. Naples me plait beaucoup et, malgré tout, la Juventus de ces dernières années aussi, avec ce tempérament qui reste typiquement lié au club et à l’Italie en général : un football d’équilibre où on joue en fonction du score mais en sachant tout faire. Ce qui est quand même pas mal ! C’est à dire qu’on sait défendre quand on mène, mais on sait attaquer quand il le faut. On sait faire autre chose que juste défendre ou juste attaquer. Cette Juve est peut-être moins spectaculaire que Naples mais c’est une très belle équipe de foot. C’est du vrai football.
Que peut-on vous souhaiter pour 2018 ?
De retrouver une idée du niveau de la Palette ! Réorienter les choses, leur donner un petit coup de neuf avec quelques idées derrière, pourquoi pas. 2018, 2019, 2020, il y a encore le temps.
Si vous n’aviez pas lu la 1ere partie de l’interview, rendez-vous ICI